Cette nouvelle, qui présente les mêmes personnages que « Le Choix » (dans Les Cent Royaumes), se place deux ans après le Pacte, au tout début de l’histoire des Comyn.
1. QUESTION D’ARCHITECTURE
de Lynn Michals
Gregori Alton s’immobilisa un moment dans la rue bruyante, fixant un arc-en-ciel et rêvant de paix. Puis il chassa ces visions de son esprit, suivit son écuyer dans sa demeure de ville enfumée et bondée pour s’atteler aux affaires du jour.
– Par le zizi gelé de Zandru, d’où sortent-ils tous ? lui demanda Donal, éberlué devant la foule des parents et alliés affalés sur le sol.
– Des Kilghard, pour la plupart, dit Gregori avec lassitude. Ce sont de pauvres hobereaux des montagnes, qui ne savent pas où coucher – un mois à Thendara leur coûterait un an de loyers. Mais je voulais qu’ils voient ce qu’est ce nouveau Conseil du Seigneur Hastur.
– On dirait qu’ils ont déjà compris – Hastur leur a donné un avant-goût de la vie dans la grande cité, dit Donal, considérant avec un grand sourire les aristocrates ivres morts.
La plupart avaient l’air d’avoir été traînés dans les ruisseaux de Thendara avant de rentrer à quatre pattes pour s’effondrer par terre au milieu de leurs superbes chiens de race.
– Ne sois pas cynique, dit Gregori. C’est seulement la deuxième année que nous essayons de réunir un de ces Conseils – ils finiront par s’y habituer. Viens, il faut les réveiller.
Gregori et son écuyer parcoururent les rangs des vassaux du Domaine Alton, criant, secouant, et leur versant des seaux d’eau sur la tête. Gregori était roux, balafré à la suite de ses batailles, et fatigué jusqu’aux moelles ; il venait de passer un an et demi à livrer d’une main une vendetta contre Ardais, et à combattre des bandits d’Aldaran de l’autre. Il avait vieilli avant l’âge, assumant les responsabilités d’un Domaine assiégé de toutes parts avant ses dix-huit ans. Près de lui, Donal avait l’air d’un adolescent, mince et innocent, avec ses grands yeux gris, son visage en forme de cœur, et pour ainsi dire pas de passé – bien qu’avant de rencontrer Gregori, il ait été, entre autres choses, voleur, espion, catamite et assassin professionnel.
Les seigneurs et leurs chiens grognèrent et grondèrent, pissèrent dans la cheminée, et exigèrent leur déjeuner. Quand on leur eut servi pain, viande froide et bière, Gregori tapa sur la longue table avec le manche de son couteau et demanda le silence d’une voix de stentor.
– Avant de rencontrer les autres Domaines, il faut d’abord nous mettre d’accord pour réparer la Grande Route, annonça-t-il. Vous avez tous dû constater que ce n’est guère plus qu’un sentier de chèvres entre Syrtis et les Heller – or l’entretien de ce tronçon nous incombe.
– Qu’est-ce que tu as contre les sentiers de chèvres ? cria le vieux Dom Istven. ç’a été un sentier de chèvres toute ma vie, et toute la vie de mon père avant moi. Dis-nous plutôt quand tu vas te marier, mon garçon.
– Oui, tu as donné une fille nedesto aux Aillard, mais quand est-ce que tu vas nous donner un vrai héritier ? tonitrua un autre, retournant au sujet favori des Domaines. Un écuyer, c’est très bien pour réchauffer ton lit en campagne, mais il ne peut pas te donner un fils malgré sa belle gueule !
– Assez ! cria Gregori, mais déjà, les seigneurs montagnards criaient tous en même temps, invectivant Gregori et s’invectivant entre eux.
– Assez ! répété Gregori, utilisant le Don des Alton pour forcer le rapport.
Il y eut un silence de mort.
– Premièrement, parlez avec courtoisie de mon écuyer juré ou je fendrai vos crânes d’imbéciles. Deuxièmement, le Seigneur Hastur m’arrange un mariage avec Ardais – cela figure dans les termes de la trêve, dit Gregori pour la centième fois. On a déjà parlé de tout ça hier.
Une bagarre éclata dans un coin, plusieurs seigneurs commencèrent une partie de dés, burent à rouler sous la table, et deux autres en vinrent aux mains pour décider qui s’était dispensé de réparer le refuge pour voyageurs situé à mi-chemin de leurs terres respectives – c’était une réunion de Conseil ordinaire à Thendara, dans la sixième année du règne de Marius Hastur, Seigneur des Sept Domaines. Dans toute la ville, les Comyn s’étaient docilement réunis pour discuter dignement de leurs différends, ainsi que Marius l’avait ordonné. Mais aucun ne savait comment faire. Il n’y a rien de naturel dans le fait de s’asseoir dans une grande salle pour forger des compromis – surtout pour une bande de dictateurs au petit pied. Dieux miséricordieux, ayez pitié de nous ce soir ; quand les Sept Domaines seront réunis, pensa Donal, protégeant Gregori d’une chope volante, et regardant une explosion coléreuse d’énergie psi s’épanouir au-dessus des têtes en une gerbe d’étincelles. Il y a plus d’ordre dans un repaire de voleurs…
Au crépuscule, Gregori et Donal revinrent lentement à cheval au Château Comyn, derrière quatre gardes qui tonitruaient à l’adresse des mendiants, des colporteurs et des citoyens respectables, de faire place au Seigneur d’Armida.
– Ce matin, tu n’aurais pas dû leur sauter à la gorge comme ça quand ils ont parlé de ma belle gueule, dit Donal avec calme. Dans le passé, j’ai connu des injures pires.
– Ne sois pas stupide, bredu. Mes parents ivrognes devront se contenter des plaisanteries grivoises habituelles à mon mariage ; ce qu’il y a entre toi et moi ne les regarde pas, répondit Gregori – qui se coucha sur l’encolure de son cheval, avec l’instinct d’un bon soldat, comme un individu filiforme et haillonneux, un couteau à la main, sautait d’un balcon et atterrissait en croupe.
La lame effleura l’épaule de Gregori au lieu de lui percer les poumons, et Donal tomba sur l’assaillant avec sa grâce mortelle coutumière.
Tout fut fini en un instant. Une longue estafilade entaillait le front et le cuir chevelu de Donal, et le sang de l’étranger trempait sa chemise. Gregori se pencha sur le mourant, lui ouvrant brutalement l’esprit pour le bien du Domaine. Puis il rompit le contact, sanglotant de douleur – il avait trouvé tout ce dont il avait besoin et bien plus qu’il ne voulait savoir. Le Seigneur d’Armida s’assit dans le ruisseau, tenant dans ses bras un berger mourant des Heller, pleurant sur un cottage incendié, une femme violée et mutilée, et deux fils morts dans la vendetta entre Alton et Ardais.
Donal sentit ce que sentait Gregori, mais ne put rien faire pour l’aider. Alors, avec une fureur froide, il injuria la foule avide de Thendara, qui s’était attroupée pour regarder le berger saigner et Gregori pleurer – et les gens se dispersèrent, horrifiés d’entendre un tel langage dans la bouche d’un seigneur.
Dans les appartements Hastur du Château Comyn, les chefs des Sept Domaines commençaient à se demander où pouvait être Gregori quand il entra, le devant de son pourpoint plein de sang, un bras sur les épaules de son écuyer ensanglanté, et deux gardes portant un cadavre.
– Je ne sais rien de cette affaire, dit froidement le Seigneur Ardais comme tous les yeux se tournaient vers lui.
Julian Ardais était un seigneur d’âge mûr, aux cheveux noirs et aux yeux vides d’un homme qui a passé trop d’hivers dans les Heller à écouter le vent hurler son nom.
– Vas-y, cherche toi-même, dit-il abaissant ses barrières mentales.
Il resta raide et immobile tandis que Marius Hastur fourrageait dans sa tête. A la fin, ce fut Marius qui flancha – c’était un homme décent, et certains souvenirs qui traînaient dans la tête de Dom Julian n’étaient pas beaux à regarder.
– Il ne savait rien de cette attaque, Seigneur Alton. Sur ma parole, dit enfin Marius.
– Alors, ce sang est effacé – la trêve n’est pas rompue et reste en effet, répondit cérémonieusement Gregori, engageant ainsi toute sa parenté à oublier la vengeance et a maintenir la paix. Pardonnez-moi maintenant, mais mon écuyer est blessé. Je reviens tout à l’heure pour reprendre les négociations du mariage.
Une leronis rejoignit Gregori et Donal dans les appartements Alton, et guérit Donal en quelques instants.
– Et nous voilà comme neufs, dit Gregori avec amertume, enfilant les vêtements propres que son valet lui apporta. Et ce pauvre diable est pendu à la potence sur la place du marché, avertissement pour les autres malheureux dont nous avons détruit les vies par nos guerres.
– Tu es bien le seul homme de ma connaissance capable de se sentir coupable d’avoir échappé à une tentative d’assassinat, remarqua Donal, laçant le col de sa tunique. Le vieux a eu ce qu’il méritait.
– Les Comyn ont torturé et massacré sa famille, l’ont rendu fou, et finalement l’ont tué. Seigneur de la Lumière ! Il faut que cette idée de Conseil réussisse – nous saignons notre peuple à blanc avec toutes nos petites guerres, dit Gregori.
Il ajouta, un espoir désespéré brillant dans ses yeux :
– Il faut trouver le moyen d’en sortir.
Les cochons auront des ailes avant que les Comyn s’asseyent ensemble pour régler leurs petits différends, pensa Donal, mais il garda sa remarque pour lui. Si la croyance en un nouvel âge de lumière et de paix pouvait faire le bonheur de Gregori Alton, le cynique Donal ferait de son mieux pour avoir foi en la lumière et la paix. Dans l’esprit incurablement optimiste de Gregori, Donal vit la foule des Comyn braillards et sanguinaires assemblée à Thendara découvrir soudain le souci du bien commun, un rayon de lumière jaillir des ténèbres sanglantes de leurs guerres.
– Il est temps que j’aille rejoindre les autres, dit Gregori, s’arrachant à ses rêves de paix. Avoir ce boucher aux yeux morts pour beau-père ne sera peut-être pas sans valeur si ça peut mettre fin à notre vendetta interminable. Toi, repose-toi, Donal, comme la leronis te l’a dit. Ne m’attends pas – je ne sais pas jusqu’à quand ça va durer.
– Tu ne retournes pas là-bas sans moi, Greg, dit Donal, bouclant son ceinturon. Epouse la fille de Dom Julian si tu veux, mais je ne quitterai jamais ton côté dans une pièce où il y aura cet homme.
– J’ai une douzaine de gardes solides pour me protéger, protesta Gregori. Va t’allonger.
Mais le premier devoir de l’écuyer est de protéger son seigneur, non de lui obéir. Et Donal était un excellent écuyer.
– Ne viens pas te plaindre si cette réunion dure toute la nuit, dit sèchement Gregori comme ils se dirigeaient ensemble vers les appartements Hastur. Ils doivent s’être remis à boire à cette heure, et personne ne peut faire taire un Ridenow qui a trop forcé sur le vin.
La réunion dura effectivement toute la nuit. Une douzaine de grands nobles de chaque Domaine s’entassèrent dans la salle d’audience des appartements Hastur, où l’on avait serré les uns contre les autres autant de sièges supplémentaires que possible pour la circonstance – certains avaient aussi apporté leurs chiens et leurs cornemuses, et tous firent honneur au vin de leur hôte, comme le doit tout noble visiteur qui se respecte. Dès qu’ils apprirent la dernière tentative d’assassinat dont Gregori avait été victime, ses parents s’efforcèrent furieusement de provoquer en duel le Seigneur Ardais ; un conflit frontalier mineur surgit entre Serrais et Valeron, et fut réglé par un combat de chiens sur lequel ils firent des paris ; et tous burent jusqu’à plus soif et hurlèrent à s’enrouer, avant de se mettre d’accord, en désespoir de cause, sur le mariage proposé entre Ardais et Alton.
A l’aube, Gregori, Dom Marius et Dame Arliss, la Mère du Domaine Aillard, restés seuls dans la salle enfumée, contemplaient les ravages de la salle d’audience avec accablement. Un petit noble di Asturien ronflait près de la cheminée, la tête sur un gros chien hirsute.
– Que la bienheureuse Cassilda nous vienne en aide ! Quel désastre, dit Marius à voix basse. Et moi qui trouvais que ce Conseil était une si bonne idée !
– Oh, ça ne s’est pas si mal passé, Dom Marius, dit Dame Arliss avec une gaieté forcée. Nous avons quand même réglé quelques questions. Et personne n’a été tué.
– J’avais pensé construire une salle plus grande où chacun pourrait s’asseoir pour rassemblée de l’hiver prochain. Mais après ce chaos, je me demande si ça en vaut la peine, dit Marius.
– Puis-je faire une suggestion, Seigneur ? dit Donal, debout, comme toujours, près de Gregori.
– Bien sûr, dit Gregori. Hurle tout ton saoul, Donal, comme tout le monde.
– Seigneur Hastur, ne construis pas une salle plus grande si elle doit être comme celle-ci, avec cheminée, fauteuils capitonnés, et vin à volonté, dit Donal d’une voix ferme. Tu n’aurais qu’un plus grand désordre. Construis une salle telle que personne n’en a jamais vu – semblable à un sanctuaire, brillante et lumineuse comme Hali. Cela devrait intimider nos seigneurs campagnards, au moins un certain temps. Puis meuble-la de bancs inconfortables et inamovibles. Et ne permets sous aucun prétexte que quiconque y apporte du vin, de la bière, des dés ou des chiens. Alors tu pourras faire régner un peu d’ordre, Seigneur. Ce sera au moins un commencement.
– Merci Donal. Je parlerai de ta proposition à ma leronis. C’est original, dit Dom Marius, regardant avec étonnement le visage angélique du coupe-jarret, se demandant d’où lui venait cette idée.
Donal s’inclina en silence. Il avait parlé impulsivement, combinant l’impossible vision de lumière et de paix du pauvre Gregori avec les règles de base du conclave annuel de la Guilde des Voleurs de Thendara. Mais aucun des Comyn ne soupçonna l’origine douteuse de leur lieu de réunion sacré quand, un an plus tard, ils entrèrent dans le silence lumineux de la Chambre de Cristal pour discuter de paix au cœur d’un arc-en-ciel.